Pendant six mois, j'ai suivi le parcours de trois familles arrivées depuis peu dans la grande région de Montréal. Le reportage, publié samedi et dimanche dernier, s'appelait «Voyage au pays de l'immigré». Ce «pays» auquel je faisais référence n'est ni celui que ces familles ont quitté, ni le pays rêvé où elles croyaient atterrir. C'est le plus souvent un lieu de privation et de courage suspendu entre les deux, ni très riche, ni très confortable, où vivent bien des nouveaux arrivants en attendant que leurs enfants accèdent au vrai pays rêvé.
J'ai beau moi-même être fille d'immigrants, je me suis peu reconnue dans la réalité de ces trois familles. Leur expérience m'a semblé à bien des égards très différente de celle de mes parents, qui se sont rencontrés ici en 1967, à l'époque où le Québec s'ouvrait sur le monde. Comme les familles que j'ai suivies, mes parents sont arrivés à Montréal avec une valise, des diplômes et un rêve. Comme les familles que j'ai suivies, ils ont bien sûr travaillé fort pour s'approcher de ce rêve. Mais de façon générale, la réalité de l'immigration est autrement plus dure aujourd'hui. Les immigrants admis au pays avant le début des années 80 réussissaient en quelques années seulement à avoir des revenus semblables à ceux de l'ensemble de la population. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
De plus en plus, l'univers de l'immigré en est malheureusement un marqué par la pauvreté et ce, même si les gens qui atterrissent ici sont plus scolarisés que jamais. C'est là un des ratés majeurs de notre politique d'immigration. Un raté que l'on ne peut plus se permettre d'ignorer. La proportion des immigrants montréalais vivant sous le seuil de la pauvreté est passée de 29% en 1980 à plus de 40% au début des années 2000. Quand on voit ces chiffres, on a tendance à imaginer qu'il s'agit nécessairement des gens peu scolarisés qui ne maîtrisent pas la langue du pays. Mais sur le terrain, on réalise que le visage de la pauvreté est parfois loin, très loin, de l'image préconçue que l'on s'en fait. Je pense entre autres à Hocine, cet ingénieur en géophysique venu d'Algérie dont j'ai suivi le parcours. Il est brillant, il est bardé de diplômes, il est francophone et il ne demande qu'à travailler. Tout cela ne l'a pas empêché de devoir se résigner à faire la queue à la banque alimentaire pour arriver à joindre les deux bouts.
Comment se fait-il que l'on en soit arrivé là? Pourquoi l'intégration économique d'immigrants pourtant qualifiés est-elle si difficile au Québec? Le problème est «multidimensionnel», me dit Marie-Thérèse Chicha, professeure de relations industrielles à l'Université de Montréal, qui a longuement étudié la question. Les facteurs qui expliquent les taux de chômage élevés chez les immigrants sont multiples: obstacles à la reconnaissance des diplômes étrangers, difficulté d'accès au permis d'exercice pour les professions régies par un ordre professionnel, obstacles pour obtenir une «expérience canadienne», absence de réseau, maîtrise insuffisante de la langue... Et discrimination aussi, bien sûr. Un phénomène sournois, mais toujours présent. Beaucoup trop d'employeurs demeurent frileux devant des CV d'immigrés.
Ce qui m'a aussi frappée en côtoyant ces trois familles en quête d'une nouvelle vie, c'est l'incroyable sens du sacrifice de ces parents qui quittent tout pour offrir un meilleur avenir à leurs enfants. On a tendance à croire que les immigrés sont nécessairement des gens qui fuient la misère de leur pays pour aspirer à un plus grand confort. Or, il s'en trouve aussi qui quittent volontairement un certain confort dans l'espoir d'aspirer à mieux, de réinventer leur vie. Pour le meilleur et pour le pire... Le plus souvent, ils doivent accepter de recommencer à zéro.
Je pense à Ping Fan, ce médecin chinois qui menait une vie de privilégié en Chine, habitant dans une grande maison avec des domestiques. Lui et sa femme Lyn, médecin elle aussi, ont tout quitté pour que leur fils de 10 ans ait une éducation de qualité ici. Lyn, qui travaillait dans l'industrie pharmaceutique, a finalement décidé de retourner pour quelques mois en Chine afin d'assurer un revenu à la famille. Le père s'est ainsi retrouvé seul avec son fils, mettant sa vie entre parenthèses dans l'espoir que son enfant réussisse, avec un horaire d'études quasi militaire.
Au début du reportage, le français de Ping était difficile à déchiffrer. Six mois plus tard, il s'exprimait de mieux en mieux et songeait à retourner à l'université pour pouvoir travailler ici. Mais il était devenu si maigre que je me suis inquiétée pour lui. «C'est peut-être le stress», me disait-il, les traits tirés. Il m'a fait penser à un coureur de fond blessé qui continue à courir malgré tout, en empoignant fermement la main de son fils derrière lui. Rêver, quoi qu'on en dise, peut être épuisant.