KHELIFI Ahmed
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Par Hamid TahriEl Watan.Deux flûtes de roseau qui se relaient, un homme qui répond à leur appel mélancolique en ponctuant chaque vers d’une plainte « Aye ! Aye ! » savamment modulée, c’est là tout d’abord, la voix profonde du désert. Mais un désert encore si proche du Tell verdoyant et si tendre, si humain, avec ses oasis accueillantes et les rêves chantés de ses poètes, Benkerriou, Smati, Ben Guittoun, Belkheir… Et lorsqu’on a un oncle qui relève de cette lignée de ciseleurs de mots, on ne peut que succomber au charme des mélodies vigoureusement rythmées. Ahmed Alabbas en a été subjugué jusqu’au plus profond de lui-même. Son sort artistique est largement lié à son oncle maternel El Hadj Benkhelifa, l’un des plus anciens chanteurs du genre saharien qui donna à son neveu le goût du chant et de la poésie populaire. Reconnaissant, il entrait dans l’ordre des choses qu’Ahmed tire son pseudonyme de son oncle, digne fils de la noble tribu des Ouled Benkhelifa. Alabbas à l’état civil devient ainsi Khelifi l’artiste que nul n’a pu égaler dans le genre bédouin, bercé par un rythme intemporel propre aux grands espaces désertiques. Ahmed est né en 1921 à Sidi Khaled, près d’Ouled Djellal dans la région de Biskra. Son instruction fut assurée par l’école coranique où il apprit très tôt les chapitres du Livre sacré. Ses parents, agriculteurs aisés, lui donnèrent, très jeune, le goût de la culture de la terre. C’est lui qui soignait les palmiers de la famille. C’est son oncle maternel Hadj Ben Khelifa, son tuteur, qui aura une grande influence par la suite sur la vie du jeune Ahmed qui intégra la chorale de la confrérie Rahmania.
Tout s’enchaîna ensuite puisqu’encore adolescent, Ahmed se vit offrir son premier enregistrement qui lui valut les félicitations chaleureuses de sa famille et le châtiment de la falaqa infligé par son père, dont il se souviendra toujours, avait noté son ami El Habib Hachelaf. Le chanteur en herbe était doué et rien ne pouvait l’arrêter. L’enfant prodige de Sidi Khaled tenait cette obstination de ses aïeuls qui faisaient partie de ces familles de grande tente, vite désargentées du fait des vicissitudes de la vie et de la Deuxième Guerre mondiale.
L’enfant prodige de Sidi Khaled
Poursuivant son chemin, Ahmed vécut auprès de son grand-père maternel, mufti à la mosquée du Hama, où avait officié Sidi M’hamed Boukebrine, le fondateur de la Rahmania. Ahmed choisit tôt la musique et son entourage ne pouvait que l’y aider, en dépit de quelques réticences. Après tout, l’auteur de la sublime Hyzia était du patelin et la poésie n’était pas une inconnue chez la famille. Ahmed ne lâcha pas prise et participa à toutes les soirées qu’animait son oncle dans la région d’Ouled Djellal et Biskra, et ce, jusqu’en 1939. Mais la sécheresse eut raison de tous, en décimant l’agriculture familiale et réduisant à néant toute la culture longuement préparée, au prix d’efforts incommensurables. Relégué, le chant, priorité à la subsistance quotidienne. En 1941, Ahmed dut se réfugier chez l’une de ses sœurs à Ksar Chellala. Là, il fit une rencontre déterminante, celle d’un menuisier qui l’engagea comme apprenti et le fit vivre au milieu de sa famille. Un des fils, amateur de musique, jouait de la mandoline et l’entraîna dans les soirées intimes. En 1947, El Boudali Safir, alors directeur artistique de Radio Alger, alerté par la rumeur grandissante, vantant les mérites de Ahmed, lui fit appel pour lui confier l’orchestre bédouin qu’il a formé. Sa première émission, il la fit avec Abdelhamid Ababsa qui l’accompagne au piano. Ce n’est qu’en 1949 que Ahmed se lança dans le chant typique du Sud « Aye ! Aye ! ». Ses enfants (3 filles et 5 garçons) n’ont pas suivi le parcours du père. Les garçons ont tous fait des études soutenues, l’un d’eux est diplomate, l’autre cameraman et Djamel, notre interlocuteur, responsable dans une entreprise publique qui nous avouera que « par cette réaction de retenue, le paternel a voulu faire éviter les tourments du métier à ses enfants. Le père en a connu plusieurs tout au long de sa longue carrière s’étalant sur plus d’un demi-siècle. Il a connu des déboires qui l’ont échaudé et dissuadé d’initier ses enfants à la musique ». Djamel ne tarira pas d’éloges sur ce père « affectueux, consciencieux et attentif qui n’a jamais levé la main sur l’un de nous ».
Plus qu’un chanteur
En 1952, Khelifi s’était déjà fait un nom dans le monde artistique. Il fut ainsi appelé à collaborer à l’émission radiophonique « Khalti Tamani », de Hachelaf qui avait alors un grand succès auprès des auditeurs. La formule, comme l’expliquait le concepteur, consistait à répondre en petits quatrains aux questions des auditeurs : ces courts poèmes étaient composés sur place et chantés par un membre de la troupe alternativement Meriem Abed et Khelifi Ahmed. Les auditeurs envoyaient aussi des poèmes des maîtres du passé ou des poètes contemporains pour lesquels il fallait composer un air qu’on chantait aussitôt. C’est ainsi que fut découvert le poète Aïssa Benallal, dont le recueil entier est détenu par Khelifi dont quelques œuvres chantées par ce dernier connaissent jusqu’à ce jour un succès impérissable. C’est le cas de Guelbi tfakar orban rahala et de Abka ala khir ya watni. El Boudali avait écrit à l’époque que la culture algérienne, croisée, revigorée, mais toujours semblable à elle-même, est impérissable par l’éternelle chanson de sa terre accueillante et noble avec des accents qu’on magnifie, surpris, sur toutes les rives de la Méditerranée et qui contiennent d’immémoriales réminiscences venues tantôt des steppes ou des cités de la lointaine Asie, tantôt des mystérieuses savanes d’Afrique, gorgées de rythme et de soleil. « Carthage et Rome puis les chevauchées foudroyantes des cavaliers d’Arabie, suivies du lent reflux des exilés d’Andalousie aux raffinements enchanteurs, ont fini par marqueter ce sol aux mille et attachants visages. » Khelifi, dans son style si particulier, a su faire une combinaison intelligente à travers ses couplets mélodieux où la voix maîtresse de sa peine se laisse aller à un dialogue harmonieux avec la flûte. Et c’est à juste titre qu’il s’est vu décerner en 1966 l’oscar de la chanson traditionnelle après avoir interprété, avec le brio qui est le sien, la fameuse qcida Qamr ellil.
Se définissant comme « un palmier au cœur d’Alger », Khelifi devient dès l’indépendance une vedette nationale très courtisée par les médias, s’imposant comme le maître incontesté de Aye Aye ! Son condisciple mais dans un autre genre, le maître de l’andalou Ahmed Serri, voue une grande estime pour cet artiste hors pair. Il a un souvenir confus de leur première rencontre mais garde en mémoire le souvenir d’un homme de prestance et de contact. « On se côtoyait à la radio, bien avant l’indépendance, puis chacun est parti de son côté », affirme-t-il. Et d’ajouter avec un pointe de regret : « Cela fait de la peine de le voir cloîtré chez lui. L’oubli semble être le sort partagé des artistes algériens. Pourtant, Khelifi Ahmed a profondément marqué son époque et la chanson bedouine. On pense à lui. Il y a une multitude d’imitateurs, mais ce n’est pas lui. Nul ne peut l’égaler. » Hamdi Bennani qui le connaît depuis 35 ans a d’emblée été impressionné par l’homme. Il y a des soirées où on a chanté ensemble, lui dans son style et moi dans le mien. La première impression qui s’est dégagée, c’est un homme très élégant soit dans l’habit traditionnel ou dans sa tenue occidentale. La deuxième chose qui a retenu mon attention, c’est la tenue sur scène, beaucoup de prestance ! Sa voie était percutante, grave et chaleureuse. « C’est un artiste généreux qui ne frappe pas aux portes pour être programmé dans le cadre d’une festivité ou pour se produire sur scène. Il est toujours resté humble et cela, c’est l’empreinte des grands », reconnaît le chanteur annabi qui fera remarquer en revanche que « l’artiste, quand il est jeune et pétillant, c’est bien, mais au crépuscule de sa vie, vieilli et usé il est abandonné… loin très loin des ovations et des vivats. » Djamel son fils signalera : « Le décès de ma mère survenu en 1995 a énormément affecté mon père, d’autant plus qu’elle a toujours été aux petits soins avec lui. Elle lui préparait le miel et les œufs avec des olives qu’il consommait avant de monter sur scène. » On apprendra, même si cela relève de l’anecdote, que le précurseur du genre Aye Aye ne s’est jamais mis au volant d’une voiture. D’ailleurs, il prenait souvent le bus de l’ex-RSTA. De ce fait, tout le monde le connaît, surtout les enfants à qui il offrait des confiseries, dont ses poches étaient toujours pleines. Sur scène, il n’avait pas de sono pour se faire entendre. Il avait une voix comme on n’en trouve plus actuellement.
Attaché à sa terre natale
De passage à Nanterre en 1985, à l’invitation de la communauté algérienne, il déconcerta l’ingénieur de son. Remarquant les aiguilles à leur maximum, celui-ci courut ahuri pour faire part de cette « anomalie » à ses collègues. Le chanteur avait une voix puissante qui a fait vibrer le salle et désarçonné les présents. Défenseur des valeurs ancestrales, Khelifi l’était jusqu’au bout des ongles. Il aimait profondément se ressourcer parmi les siens. Tenant par la main son fils, et déambulant dans la Mitidja, il lui dira que s’il avait assez d’argent il achèterait cette plaine verdoyante (l’est-elle encore ?) et la transposerait au Sahara, son bercail. C’est dire l’attachement qu’il a pour sa terre d’origine, son paradis perdu. Khelifi n’a jamais voulu se départir de son burnous qu’il se fait confectionner toujours chez le même tailleur à Bou Saâda. Même ses chaussures , toujours les mêmes, sont confectionnées dans cette région qu’il chérit tant. Mohamed Lamari, l’artiste qui a chanté le Che et qui se qualifie de tiers-mondiste invétéré, côtoye Khelifi Ahmed depuis 50 ans. « Je l’ai connu avant l’indépendance, on se croisait souvent à la rue ex-Berthezène, siège de Radio Alger, pour les besoins d’enregistrement », se rappelle-t-il. C’est à cette époque que l’enfant de La Casbah a eu le « priviliège » de découvrir la musique sahraouie dans toutes ses intonations.
La voix du Cheikh est comparée à celles qui ont marqué le genre Gospel au XIXe siècle aux Etats-Unis. « Le chant de Khelifi est universel », tient-il à résumer. Et de rappeler un concert en Guinée, vers la fin des années 1960, où Khelifi Ahmed s’était donné à fond Au point où les présidents Sékou Touré, Kérékou et Norodom Sihanouk, présents dans la salle, n’avaient pas hésité à supplier l’artiste de rallonger la soirée. Aujourd’hui, Khelifi peut être fier du legs qu’il a laissé, même si à l’instar des artistes d’une manière générale, la vie d’un chanteur frise la précarité en raison d’une retraite insignifiante du peu de considération, dû à un statut social qui le relègue à la frontière du besoin, sinon de la misère… C’est triste et douloureux à la foix et l’artiste semble condamné à vivre cette situation à ses risques et périls, parce qu’il a tout simplement choisi le cœur… à la déraison.
Parcours
De son vrai nom Al Abbas Ahmed, Khelifi Ahmed est né en 1921 à Sidi Khaled, près d’Ouled Djellal, dans la région de Biskra, d’où est originaire un autre grand nom de la chanson chaâbi, Amar Lachab, en l’occurrence Khelifi est issu d’une noble tribu, les Ouled Ben Khelifa d’où il a tiré son pseudonyme. Il n’a jamais connu l’école française. Son instruction fut assurée par l’école coranique, mais il fera une intrusion bien plus tard, au conservatoire de musique. Sa voix puissante a fait de lui un chanteur incomparable. D’ailleurs tous ceux qui ont essayé de l’imiter ont dû se rendre à l’évidence, le maître est inimitable. Khelifi est père de 3 filles et 5 garçons et plusieurs fois arrière-grand-père.
Par Hamid Tahri
El Watan,